guykayser, des souvenirs pour sculpter un autoportrait collectif

Véronique Dassié, Montargis, le 25 novembre 2011

Un artiste au milieu d’un projet de rénovation urbaine

La disparition d’un quartier dans le cadre d’un projet de rénovation urbaine ne se fait jamais sans heurt. La perte du bâti génère le sentiment d’une autre perte, profondément identitaire celle-ci. Ce constat, les politiques de la ville en sont désormais conscients au point de faire très souvent appel à des « entrepreneurs de mémoire1 » pour recueillir les souvenirs des habitants de quartier voué à disparaître. La collecte apparaît alors comme une compensation de la perte, une sorte de cure mémorielle, la reconstruction par le souvenir permettant de sublimer le déficit de matière architecturale brutalement imposé dans l’espace visible du quartier. Le plus souvent la démarche consiste alors à refaire l’histoire de ces lieux à partir du témoignage de ses habitants. La démarche de guykayser pourrait par conséquent apparaître comme une énième déclinaison de ces formes de thérapies sociales par l’art associant l’objectif de renforcer la concorde urbaine et la valorisation de quartiers stigmatisés.

Or, comme l’explique l’artiste à propos du quartier Kennedy en Montargois, son « projet n’est pas de raconter la vie d’un quartier car le temps ne passe pas assez vite pour que la vie change ». De fait, les personnages et commentaires mobilisés par la roue ne racontent pas tant l’histoire d’un quartier que leur propre histoire, telle qu’elle se décline dans le regard qu’ils portent sur ce lieu. A l’instar de toute production mémorielle, « le passé n’[y] est pas revécu, mais reconstruit2 », comme le quartier sous le regard de l’artiste. Pour ses habitants, « Kennedy », c’est donc une histoire qui se raconte. La mémoire s’y travaille, s’y cultive pour produire une fable qui a une vraie consistance. Si les métaphores de la mémoire ne manquent pas de faire référence à solidité, son pendant, l’oubli, est pensé comme un trou de mémoire, un vide3. Or, ce vide se retrouve aujourd’hui dans celui laissé par la disparition des immeubles de ce quartier en reconstruction. Le chantier implique une transformation architecturale. Le regard diachronique de l’artiste sur cette mutation propose ainsi une réflexion qui dépasse son cadre événementiel en scrutant les rouages d’une recomposition identitaire en cours.

Pour ce faire, l’artiste produit un autre espace, celui d’une installation éphémère où se rencontrent ceux qui ne se côtoient habituellement que de loin et qui sont en quelque sorte invités à se raconter dans et autour de son œuvre : les habitants d’un quartier avec ses enfants et ceux qui le construisent, au propre comme au figuré : ouvriers, enseignants, professionnels de l’action sociale ou guides spirituels, mais aussi ceux qui l’observent de loin, qu’ils soient hommes ou femmes, politique, sociologue, ethnologue ou architecte. Quand vous tournez la roue, vous entendez une voix, connue ou non, celle d’un voisin avec lequel vous n’aviez pas vraiment eu l’occasion d’évoquer cette part d’intimité qui se déploie au contact du lieu, mais aussi celle d’inconnus, de professionnels de l’action culturel ou d’enseignants également concernés par lui. Au côté de la simple rencontre (encore que, comment pourrait-elle être simple ?) entre un artiste et les habitants d’un quartier, se déclinent ainsi d’autres rencontres, résultat de la superposition de personnages qui n’auraient hors d’un tel contexte jamais l’occasion de dialoguer ensemble.

Comprendre ce qui se joue dans une telle production artistique invite donc à revenir sur la parcours de l’artiste lui-même, et sur les raisons qui l’ont conduit à faire de la mémoire la matière première de ces sculptures. Car avant de travailler la psyché, guykayser a fait ses armes en travaillant la matière solide.

Sculpter les souvenirs

Si guykayser sculpte aujourd’hui la mémoire, c’est parce qu’il l’a en effet auparavant sculptée solidifiée dans des objets détournés et assemblés pour faire des œuvres d’art. Tout a commencé le jour où l’artiste hérite d’une paire d’échelles en bois de son grand-père. Pour débarrasser l’atelier de ce dernier, il les stocke avec le bois qui lui sert de matière première pour ses créations. L’objet, pris au départ comme simple matériau de récupération marque toutefois un point de rupture dans sa carrière. Pendant dix ans, l’artisterécupèrera en effet d’autres échelles, les triturant, les démontant et les assemblant pour en faire des sculptures. Un objet singulier, une simple échelle de bois, dont la découverte est liée au décès d’un aïeul, est ainsi devenue un fil conducteur de sa création. L’échelle le renvoie en effet à ce qu’il est, à savoir un bricoleur et un passeur4 qui triture la matière avec ses outils, décompose la réalité pour en extraire le sens et l’offrir en miroir à la société.

L’artiste poursuivra par la suite son travail sur les souvenirs. L’expérience de l’échelle l’a en effet conduit à faire le constat de l’universalité de ce type de conservation domestique : « on a tous des objets comme ça, alors je suis allé voir les gens, je leur ai dit, vous avez un objet, racontez-moi son histoire, et voilà, je suis parti d’objets et de récits5 », explique-t-il. Au fil des récits collectés, il se rend compte que « chaque petit morceau d’histoire raconté peut être [sa] propre histoire6. Accéder à la mémoire d’autrui via un objet ordinaire appelle une compréhension mutuelle, la possibilité de se trouver soi-même dans la mémoire d’un autre. La composition qui résulte de l’assemblage des récits formera un portrait commun auquel chacun aura contribué.

Ces « autoportraits collectifs », comme guykayser les désigne, prendront peu à peu sens au regard du territoire dans lequel l’artiste évolue. Sur le trajet qui le conduit à son atelier, en vélo, il fait en effet quotidiennement l’expérience d’un passage à la fois physique et social : « en pédalant, je voyais que je passais d’un seul coup de Chalette, ville industrielle, populaire, et j’arrivais dans le centre ville de Montargis. Sur cette portion de trajet très courte, je passais d’un monde à un autre, ce que j’ai relié à ma famille parce que mon père était issu d’une famille bourgeoise alors que ma mère venait d’un milieu ouvrier ». Si l’objet se dilue dans l’histoire au profit du territoire, le biographique fait retour pour penser non plus l’objet mais des lieux. Le long du canal se succèdent des espaces architecturés ou naturels réinjectés dans l’œuvre par le biais des images. En se déplaçant, c’est donc toute une expérience du social qui fait irruption à la conscience, la définition de soi en tant qu’individu composite devenant alors perceptible dans la traversée d’univers sociaux différents, eux-mêmes perceptibles dans les transformations du paysage ambiant.

Ces trois temps dans le parcours de l’artiste lui permettront de faire de la mémoire un véritable matériau de création. Tout d’abord avec les échelles, la matière s’est offerte comme un souvenir façonnable, puis dans un deuxième temps, le souvenir raconté a permis la fabrication d’un « autoportrait collectif » pour enfin, dans un troisième temps, donner forme à des lieux, véritables paysages de la mémoire.

De la dilution de l’objet dans la mémoire du lieu

Ce cheminement artistique et personnel interpelle la matérialité de l’œuvre et l’usage de la mémoire dans son aboutissement. Dans le premier temps, la substance même de l’objet souvenir nourrit la création. Dans le deuxième temps temps, la multiplication des objets fait surgir le nuancier d’une palette discursive. La chose matérielle absorbe l’individu qui s’y projette dans un espace traversé par la présence des autres. Sa portée collective, à la manière des Je me souviens de Georges Perec7, s’exprime alors à travers la mise en collection, l’accumulation des objets captés par la photographie chez les uns et les autres donnant « au monde une identité reconstituée8 » perceptible à travers les objets interactivés grâce au support internet. Dans le troisième temps, l’objet, mobile, disparaît au profit d’un espace architecturé ou paysager, matière restituée par l’image, dans laquelle s’inscrivent les cheminements sociaux individuels.

La relation entre mémoire et matière n’est-elle pas constitutive de toute œuvre artistique ? Il en va en tout cas ainsi des musées sentimentaux de Daniel Spoerri, qui « utilisent les objets comme véhicules d’émotions et de souvenirs, donc d’histoire9 ». La mémoire, matériau intangible et mouvant, est façonnée par guykauser pour fabriquer une œuvre interactive. Comme l’a noté Julie Bouchard à son propos, ces « paroles vives, mouvantes, vibrantes d’émotion et de mémoire, il les a taillées comme il aurait taillé le bois, le verre, l’acrylique ou le métal10 ». Mais avec les mémoires des habitants recueillies dans un quartier de l’agglomération montargoise, le souvenir capté par l’intermédiaire du discours révèle avec une acuité particulière le jeu permanent entre matière et mémoire. Le souvenir serait en effet selon André Bergson, « le point d’intersection entre l’esprit et la matière11 », ce que l’échelle avait en quelque sorte révélé à l’artiste quelques années plus tôt. Alors que la mémoire échappe à la perception directe, l’artefact donnait une forme tangible à l’intangible. Mais la solidité de la mémoire se dissout finalement dans le verbe et dans les conditions de monstration de l’œuvre qui chez guykayser implique un support numérique. La matière opère toutefois un retour par l’inscription du projet artistique dans un territoire. Alors que l’œuvre n’existe qu’en tant que trace largement éphémère, elle offre une relecture des mémoires qui la constitue, cet autoportrait collectif que le CDRom fossilise.

L’Autoportrait collectif, la beauté d’un sens commun

La notion de portrait telle que guykayser la réinvente n’est pas anodine. De manière un peu hâtive, on pourrait dire que l’artiste cherche tout simplement à mettre en forme l’identité d’un lieu. Or, la quête identitaire telle qu’elle est le plus souvent envisagée apparaît absente de son projet. guykayser ne s’attarde en effet jamais sur les cadres classiques du registre des appartenances identitaires, qu’elles soient ethniques, politiques ou religieuses. Si son travail interroge les transitions biographiques, les frontières interindividuelles et sociales, il ne suit jamais le fil des origines et des racines pour s’ancrer dans le présent : « je veux capter le moment où on est ensemble, ce n’est pas mon boulot de reconstituer le pourquoi du comment chacun est arrivé là », explique-t-il par exemple à propos des témoins rencontrés dans le Montargois, tous pourtant migrants d’un ailleurs plus ou moins lointain.

La face la moins visible du travail de l’artiste nous révèle l’importance de cet arrimage dans le présent. S’il ne s’agit pas de dresser la toile des multiples parcours qui peuvent conduire des individus différents dans un même lieu, il est bien question de saisir la convergence du temps et de l’espace dans l’ici et le maintenant. Cet entrecroisement des parcours et la superposition des témoignages produit un être composite mais bien vivant. Et quand la roue s’arrête, vous pouvez voir le lieu, plus ou moins familier, qui a produit ce collectif en même temps qu’il en est le produit. Si ce lieu est un « quartier sensible », comme le qualifie la rumeur publique, il l’est donc avant tout au sens propre dans le dispositif artistique grâce aux émotions qu’il suscite chez ceux qui l’habitent, le traversent et le vivent. Ce quartier, a priori banal au point de pouvoir disparaître en partie et se faire oublier, résonne ainsi dans les mémoires.

Avec « Vous gagnez à être connu », les images d’un quartier de l’agglomération montargoise, les portraits de ceux qui le font vivre, le pensent et qui construisent son devenir contribuent à le définir autrement. Il n’est plus seulement question d’un « non lieu » de la mémoire collective au sens où l’a envisagé Marc Augé12 mais d’une recristallisation de l’urbain malgré la cacophonie mémorielle ambiante. L’artiste dit vouloir ainsi tenter de « reconstruire la beauté du sens ». Mais quel sens donner à une telle démarche ? Comment la rendre pertinente, à la fois pour ceux qui s’y prêtent de l’intérieur et ceux qui la voit de loin ?

La preuve par l’absurde

Dans ce clin d’œil aux habitants du « quartier Kennedy », espace socialement stigmatisé, l’artiste joue avec humour de la rencontre entre les canons esthétique de l’homme de Vitruve, être parfait dessiné par Léonard de Vinci, et le détournement d’un jeu tel que la roue de la fortune. La dimension ludique de la démarche est d’ailleurs essentielle. Il ne s’agit pas seulement de rendre le projet accessible à chacun par le détournement du registre populaire, l’humour et l’autodérision. Chacun, explique guykayser, « doit accepter de se prêter à la règle du jeu », « tous ont accepté d’être découpés en morceaux ». L’absurde d’un tel découpage des individualités doit être mis en relation avec les images du quartier lui-même. Dans ces images, la matière opère un retour imposant. Sa prégnance s’exprime d’autant plus que l’humain n’y figure jamais. Aucun être vivant donc pour signifier l’architecture humaine, qu’elle soit là, envahissante par sa symétrie monumentale, en train de disparaître sous l’action des pelles mécaniques, ou en construction. La vie affleure néanmoins en creux, par son absence et dans les récits qui se déroulent au fil des projections : « c’est la voix qui habite les images », explique l’artiste. Mais les propos des témoins ne seraient pas grand-chose sans l’impact des photographies qui les accompagnent. Celles-ci parlent autant que les voix, reconstituant les trois temps du projet de l’artiste : la découverte d’un quartier, sous la neige, la destruction de la matière inerte et finalement sa construction. Leur but n’est pas de rendre sensible des individualités. Elles alimentent d’autant plus l’autoportrait. Au vide de personnages y est substitué un « paysage » urbain qui change et se transforme en trois ans. La première années, 2009, ce paysage apparaît monumental, fait de symétrie et d’inertie : un immeuble, carré, avec des antennes paraboliques en façade, des murs blancs, de la neige qui renforce l’illusion d’un paysage naturellement noir et blanc, en quelque sorte imprégné d’une nostalgie du passé qu’il devra finalement incarner. Puis, en 2010, c’est le temps des démolitions. Les traces de vie n’apparaissent pas plus qu’avant mais le mouvement fait son apparition à travers celui des pelles mécaniques qui, telles des êtres préhistoriques gigantesques, dévorent la matière architecturale. La matière vient donc au devant de la scène d’une démolition vue de l’intérieur. Le paysage extérieur est en effet perceptible à travers des fenêtres, des intérieurs en ruine. Il est également et surtout vu en gros plan, par une attention quasi moléculaire accordée au béton, à la ferraille et au verre en décomposition. Enfin, arrive le temps de la reconstruction. 2011 marque ainsi le retour de l’ordre mais d’une manière plus fantasque qu’en 2009, agencée sans abus des symétries. Les couleurs, celles des peintures de chantier, des gaines plastiques de tuyauteries diverses, des machines de construction, viennent en quelque sorte signifier la portée ludique de la fabrication en cours.

C’est cette décompositon-recomposition qui dresse le portrait peint par l’artiste. Comme le souligne Michel Beaujour, l’autoportrait est en effet dans sa rhétorique une formation « polymorphe beaucoup plues hétérogène et complexe que la narration autobiographique13 ». Autrement dit, il n’est pas un récit linéaire, ni même une quête des origines, il est au contraire la juxtaposition de fragments picturaux qui, mis les uns à coté des autres, contribuent finalement à faire sens. Dissociés les uns des autres, ces fragments ne sont que matière sans valeur. Assemblés, ils mettent en forme une cohérence.

L’autoportrait collectif fabriqué par guykayser ne peut donc être vu comme la production d’une altérité cantonnée à la sphère du quartier et de ceux qui l’habitent mais comme celle d’un « regardez ce que nous sommes, nous tous, ici et hors du quartier », avec notre mémoire en partage et le sens que nous lui donnons.

1 Marie Buscatto, « Voyage du côté des « perdants » et des « entrepreneurs de mémoire », Ethnologie française, XXXVI, 4, 2006, pp. 745-748.

2 Maurice Halbwachs, les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994, p. 327.

3 Véronique Dassié, « Perdre la mémoire, l’étiolement de l’âme », Face A Face. Regard sur la santé, 5, 2003, www.ssd.u-bordeaux2.fr/faf.

4. La figure du passeur, largement étudiée en ethnologie depuis les travaux d’Arnold Van Gennep sur les « rites de passage », implique cette même fonction sociale et culturelle intriquée dans un dispositif ritualisé, même si le cérémoniel contemporain apparaît dissocié de toute instrumentalisation religieuse. Sur ces détournements contemporains de la figure du passeur, voir Gaetano Ciarcia (dir.), Ethnologues et passeurs de mémoires, Paris, Karthala –MSH-M, 2011.

5 guykayser, entretien, 15 mai 2009.

6 guykayser, entretien, 15 mai 2009.

7 Georges Perec, Je me souviens, Paris, Hachette, 1978.

8 guykayser, « L’envol du tracteur », Tresnay 2000, http://guykayser.autoportrait.com/

9 Daniel Spoerri, La collection de Mama W. , Oiron, Château d’Oiron, 1993, p. 9.

10 Julie Bouchard, « Autoportrait cybernétique de l’humanité. Ou la promenade de guykayser dans le monde ordinaire », Archée Cybermensuel, http://archee.qc.ca/, 2004.

11 André Bergson, Matière et mémoire, Paris : PUF, 1997, p. 5.

12 Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, La Librairie du XXe siècle, 1992.

13 Miroirs d’encre. Rhétorique de l’autoportrait, Paris, Seuil, 1980, p. 29.   

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