Cours de linguistique générale

 

Ferdinand de Saussure. Cours de linguistique générale (extraits choisis autour des dessins)

Préface à la première édition

Il fit trois cours sur la linguistique générale, en 1906-1907, 1908-1909 et 1910-1911… 

Grande fut notre déception : nous ne trouvâmes rien ou presque rien qui correspondît aux cahiers de ses disciples ; F. de Saussure détruisait à mesure les brouillons hâtifs où il traçait au jour le jour l’esquisse de son exposé ! Les tiroirs de son secrétaire ne nous livrèrent que des ébauches assez anciennes, non certes sans valeur, mais impossibles à utiliser et à combiner avec la matière des trois cours.

Il fallait donc recourir aux notes consignées par les étudiants au cours de ces trois séries de conférences.

Qu’allions-nous faire de ces matériaux ? Un premier travail critique s’imposait : pour chaque cours, et pour chaque détail du cours, il fallait, en comparant toutes les versions, arriver jusqu’à la pensée dont nous n’avions que des échos, parfois discordants.

La forme de l’enseignement oral, souvent contradictoire avec celle du livre, nous réservait les plus grandes difficultés. Et puis F. de Saussure était de ces hommes qui se renouvellent sans cesse ; sa pensée évoluait dans toutes les directions sans pour cela se mettre en contradiction avec elle-même.

De ce travail d’assimilation et de reconstitution est né le livre que nous présentons, non sans appréhension, au public savant et à tous les amis de la linguistique.

Notre idée maîtresse a été de dresser un tout organique en ne négligeant rien qui pût contribuer à l’impression d’ensemble. Mais c’est par là précisément que nous encourons peut-être une double critique.

§ 2.Place de la langue dans les faits de langage.

Pour trouver dans l’ensemble du langage la sphère qui correspond à la langue, il faut se placer devant l’acte individuel qui permet de reconstituer le circuit de la parole. Cet acte suppose au moins deux individus ; c’est le minimum exigible pour que le circuit soit complet. Soient donc deux personnes, A et B, qui s’entretiennent :

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Supposons qu’un concept donné déclenche dans le cerveau une image acoustique correspondante : c’est un phénomène entièrement psychique, suivi à son tour d’un procès physiologique : le cerveau transmet aux organes de la phonation une impulsion corrélative à l’image ; puis les ondes sonores se propagent de la bouche de A à l’oreille de B : procès purement physique. Ensuite, le circuit se prolonge en B dans un ordre inverse : de l’oreille au cerveau, transmission physiologique de l’image acoustique ; dans le cerveau, association psychique de cette image avec le concept correspondant.

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Le circuit, tel que nous l’avons représenté, peut se diviser encore :

a) en une partie extérieure (vibration des sons allant de la bouche à l’oreille) et une partie intérieure, comprenant tout le reste :

b) en une partie psychique et une partie non-psychique, la seconde comprenant aussi bien les faits physiologiques dont les organes sont le siège, que les faits physiques extérieurs à l’individu ;

c) en une partie active et une partie passive : est actif tout ce qui va du centre d’association d’un des sujets à l’oreille de l’autre sujet, et passif tout ce qui va de l’oreille de celui-ci à son centre d’association ;

d) enfin dans la partie psychique localisée dans le cerveau, on peut appeler exécutif tout ce qui est actif (c → i) et réceptif tout ce qui est passif (i → c).

§ 2. L’appareil vocal et son fonctionnement

1. Pour la description de l’appareil, nous nous bornons à une figure schématique, où A désigne la cavité nasale, B la cavité buccale, C le larynx, contenant la glotte ɜ entre les deux cordes vocales.

L’air chassé des poumons traverse d’abord la glotte, il y a production possible d’un son laryngé par rapprochement des cordes vocales. Mais ce n’est pas le jeu du larynx qui peut produire les variétés phonologiques permettant de distinguer et de classer les sons de la langue ; sous ce rapport le son laryngé est uniforme. Perçu directement, tel qu’il est émis par la glotte, il nous apparaîtrait à peu près invariable dans sa qualité.

Le canal nasal sert uniquement de résonateur aux vibrations vocales qui le traversent ; il n’a donc pas non plus le rôle de producteur de son.

Au contraire, la cavité buccale cumule les fonctions de générateur de son et de résonateur. Si la glotte est largement ouverte, aucune vibration laryngienne ne se produit, et le son qu’on percevra n’est parti que de la cavité buccale (nous laissons au physicien le soin de décider si c’est un son ou simplement un bruit). Si au contraire le rapprochement des cordes vocales fait vibrer la glotte, la bouche intervient principalement comme modificateur du son laryngé.

Ainsi, dans la production du son, les facteurs qui peuvent entrer en jeu sont l’expiration, l’articulation buccale, la vibration du larynx et la résonance nasale.

§ 1. Signe, signifié, signifiant.

Nature du signe linguistique

Pour certaines personnes la langue, ramenée à son principe essentiel, est une nomenclature, c’est-à-dire une liste de termes correspondant à autant de choses. Par exemple :

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… enfin elle laisse supposer que le lien qui unit un nom à une chose est une opération toute simple, ce qui est bien loin d’être vrai. Cependant cette vue simpliste peut nous rapprocher de la vérité, en nous montrant que l’unité linguistique est une chose double, faite du rapprochement de deux termes.

Le caractère psychique de nos images acoustiques apparaît bien quand nous observons notre propre langage. Sans remuer les lèvres ni la langue, nous pouvons nous parler à nous-mêmes …

C’est parce que les mots de la langue sont pour nous des images acoustiques qu’il faut éviter de parler des « phonèmes » dont ils sont composés. Ce terme, impliquant une idée d’action vocale, ne peut convenir qu’au mot parlé, à la réalisation de l’image intérieure dans le discours. En parlant des sons et des syllabes d’un mot, on évite ce malentendu, pourvu qu’on se souvienne qu’il s’agit de l’image acoustique.

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Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant ; ces derniers termes ont l’avantage de marquer l’opposition qui les sépare soit entre eux, soit du total dont ils font partie. Quant à signe, si nous nous en contentons, c’est que nous ne savons par quoi le remplacer, la langue usuelle n’en suggérant aucun autre.

§ 2. Mutabilité du signe

nous avons d’abord distingué, au sein du phénomène total que représente le langage, deux facteurs : la langue et la parole. La langue est pour nous le langage moins la parole. Elle est l’ensemble des habitudes linguistiques qui permettent à un sujet de comprendre et de se faire comprendre.

cette définition laisse encore la langue en dehors de sa réalité sociale ; elle en fait une chose irréelle, puisqu’elle ne comprend qu’un des aspects de la réalité, l’aspect individuel ; il faut une masse parlante pour qu’il y ait une langue.

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Mais dans ces conditions, la langue est viable, non vivante ; nous n’avons tenu compte que de la réalité sociale, non du fait historique.

Et pourtant, ce qui nous empêche de regarder la langue comme une simple convention, modifiable au gré des intéressés, ce n’est pas cela ; c’est l’action du temps qui se combine avec celle de la force sociale ; en dehors de la durée, la réalité linguistique n’est pas complète et aucune conclusion n’est possible.

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La linguistique statique et la linguistique évolutive § 9. Conclusions.

Ainsi la linguistique se trouve ici devant sa seconde bifurcation. Il a fallu d’abord choisir entre la langue et la parole ; nous voici maintenant à la croisée des routes qui conduisent l’une, à la diachronie, l’autre à la synchronie.

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La linguistique synchronique s’occupera des rapports logiques et psychologiques reliant des termes coexistants et formant système, tels qu’ils sont aperçus par la même conscience collective.

La linguistique diachronique étudiera au contraire les rapports reliant des termes successifs non aperçus par une même conscience collective, et qui se substituent les uns aux autres sans former système entre eux.

La valeur linguistique § 1.La langue comme pensée organisée dans la matière phonique.

Pour se rendre compte que la langue ne peut être qu’un système de valeurs pures, il suffit de considérer les deux éléments qui entrent en jeu dans son fonctionnement: les idées et les sons.

Psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n’est qu’une masse amorphe et indistincte.

Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue.

les sons offriraient-ils par eux-mêmes des entités circonscrites d’avance ? Pas davantage. La substance phonique n’est pas plus fixe ni plus rigide ; ce n’est pas un moule dont la pensée doive nécessairement épouser les formes, mais une matière plastique qui se divise à son tour en parties distinctes pour fournir les signifiants dont la pensée a besoin.

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La pensée, chaotique de sa nature, est forcée de se préciser en se décomposant. Il n’y a donc ni matérialisation des pensées, ni spiritualisation des sons, mais il s’agit de ce fait en quelque sorte mystérieux, que la « pensée-son » implique des divisions et que la langue élabore ses unités en se constituant entre deux masses amorphes.

§ 2. La valeur linguistique considérée dans son aspect conceptuel.

La valeur, prise dans son aspect conceptuel, est sans doute un élément de la signification, et il est très difficile de savoir comment celle-ci s’en distingue tout en étant sous sa dépendance. Pourtant il est nécessaire de tirer au clair cette question, sous peine de réduire la langue à une simple nomenclature .

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Prenons d’abord la signification telle qu’on se la représente. Elle n’est, comme l’indiquent les flèches de la figure, que la contre-partie de l’image auditive. Tout se passe entre l’image auditive et le concept, dans les limites du mot considéré comme un domaine fermé, existant pour lui-même.

Quand j’affirme simplement qu’un mot signifie quelque chose, quand je m’en tiens à l’association de l’image acoustique avec un concept, je fais une opération qui peut dans une certaine mesure être exacte et donner une idée de la réalité ; mais en aucun cas je n’exprime le fait linguistique dans son essence et dans son ampleur.

Unités, identités et réalités diachroniques

La linguistique statique opère sur des unités qui existent selon l’enchaînement synchronique. Tout ce qui vient d’être dit prouve que dans une succession diachronique on n’a pas affaire à des éléments délimités une fois pour toutes, tels qu’on pourrait les figurer par le graphique :

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Au contraire, d’un moment à l’autre ils se répartissent autrement, en vertu des événements dont la langue est le théâtre, de sorte qu’ils répondraient plutôt à la figure :

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Cela résulte de tout ce qui a été dit à propos des conséquences de l’évolution phonétique, de l’analogie, de l’agglutination, etc.

Causes de la diversité géographique § 2.Action du temps sur un territoire continu.

Soit maintenant un pays unilingue, c’est-à-dire où l’on parle uniformément la même langue et dont la population est fixe, par exemple la Gaule vers 450 après J.-C., où le latin était partout solidement établi. Que va-t-il se passer ?

1° L’immobilité absolue n’existant pas en matière de langage , au bout d’un certain laps de temps la langue ne sera plus identique à elle-même.

2° L’évolution ne sera pas uniforme sur toute la surface du territoire, mais variera suivant les lieux ; on n’a jamais constaté qu’une langue change de la même façon sur la totalité de son domaine. Donc ce n’est pas le schéma :

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mais bien ce schéma qui figure la réalité.

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Comment débute et se dessine la diversité qui aboutira à la création des forme dialectales de toute nature ? La chose est moins simple qu’elle ne le paraît au premier abord. Le phénomène présente deux caractères principaux :

1° L’évolution prend la forme d’innovations successives et précises, constituant autant de faits partiels, qu’on pourra énumérer, décrire et classer selon leur nature (faits phonétiques, lexicologiques, morphologiques, syntaxiques, etc.).

2° Chacune de ces innovations s’accomplit sur une surface déterminée, à son aire distincte. De deux choses l’une : ou bien l’aire d’une innovation couvre tout le territoire, et elle ne crée aucune différence dialectale (c’est le cas le plus rare) ; ou bien, comme il arrive ordinairement, la transformation n’atteint qu’une portion du domaine, chaque fait dialectal ayant son aire spéciale.

Ce que nous disons ci-après des changements phonétiques doit s’entendre de n’importe quelle innovation. Si par exemple une partie du territoire est affectée du changement de a en e :

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il se peut qu’un changement de s en z se produise sur ce même territoire, mais dans d’autres limites :

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et c’est l’existence de ces aires distinctes qui explique la diversité des parlers sur tous les points du domaine d’une langue, quand elle est abandonnée à son évolution naturelle. Ces aires ne peuvent pas être prévues ; rien ne permet de déterminer d’avance leur étendue, on doit se borner à les constater. En se superposant sur la carte, où leurs limites s’entrecroisent, elles forment des combinaisons extrêmement compliqués. Leur configuration est parfois paradoxale ; ainsi c et g latins devant a se sont changés en tš, dž, puis š, ž (cf. cantumchant, virgaverge), dans tout le nord de la France sauf en Picardie et dans une partie de la Normandie, où c, g sont restés intacts (cf. picard cat pour chat, rescapé pour réchappé, qui a passé récemment en français, vergue de virga cité plus haut, etc.).

§ 3.Les dialectes n’ont pas de limites naturelles.

L’idée qu’on se fait couramment des dialectes est tout autre. On se les représente comme des types linguistiques parfaitement déterminés, circonscrits dans tous les sens et couvrant sur la carte des territoires juxtaposés et distincts (a, b, c, d, etc.).

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Mais les transformations dialectales naturelles aboutissent à un résultat tout différent. Dès qu’on s’est mis à étudier chaque phénomène en lui-même et à déterminer son aire d’extension, il a bien fallu substituer à l’ancienne notion une autre, qu’on peut définir comme suit : il n’y a que des caractères dialectaux naturels, il n’y a pas de dialectes naturels ; ou, ce qui revient au même : il y a autant de dialectes que de lieux.

On a appelé « lignes isoglosses » ou « d’isoglosses » les frontières des caractères dialectaux ; ce terme a été formé sur le modèle d’isotherme ; mais il est obscur et impropre, car il veut dire « qui a la même langue » ; si l’on admet que glossème signifie « caractère idiomatique », on pourrait parler plus justement de lignes isoglossématiques, si ce terme était utilisable ; mais nous préférons encore dire : ondes d’innovation en reprenant une image qui remonte à J. Schmidt et que le chapitre suivant justifiera.

Quand on jette les yeux sur une carte linguistique, on voit quelquefois deux ou trois de ces ondes coïncider à peu près, se confondre même sur un certain parcours :

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Il est évident que deux points A et B, séparés par une zone de ce genre, présentent une certaine somme de divergences et constituent deux parlers assez nettement différenciés. Il peut arriver aussi que ces concordances, au lieu d’être partielles, intéressent le périmètre tout entier de deux ou plusieurs aires :

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Les langues n’ont pas de limites naturelles.

Il est difficile de dire en quoi consiste la différence entre une langue et un dialecte. Souvent un dialecte porte le nom de langue parce qu’il a produit une littérature 

Historia de gentibus Septentrionalibus par Olaus Magnus 1555

Pourquoi des poissons, parcequ’ils ne se baignent jamais deux fois dans le même fleuve